Ecologie politique et totalitarisme : la décroissance politicienne est-elle le « Nouvel Ordre écologique » ?
« La protection de la nature suppose un minimum d’organisation, mais celle-ci étant l’antithèse de la nature, l’organiser équivaut le plus souvent à la détruire ».
« Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que, pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom de l’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas -, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. […] Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes ».
Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone.
Publié pour la première fois en 1969, Le Jardin de Babylone est parmi la vingtaine de livres de Bernard Charbonneau [1] celui où il s’est plus particulièrement attaché à montrer comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finissait de l’anéantir en la « protégeant », en l’organisant. Le « sentiment de la nature » et la compassion envers elle, si présents chez les professionnels de l’écologisme politique, étaient alors interprétés magistralement comme le produit même des sociétés industrielles. Et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’avoir dénoncé si tôt ce que devait nécessairement devenir la « défense de la nature » dès lors qu’elle séparait sa cause de celle de la liberté. « L’indigne régression que constitue de ce point de vue l’écologisme politique écrit ainsi les éditions de l’encyclopédie des Nuisances, était ainsi jugée là par avance » [2].
Charbonneau écrivait ainsi au lendemain de la candidature de Dumont, « la rapidité avec laquelle la société industrielle a récupéré le mouvement écologique s’explique par des raisons que l’on peut ramener à deux :
1) Elle ne peut continuer quelque temps de plus à détruire la nature que si elle contrôle un peu mieux ses propres nuisances. Il est évident que si l’on ne dépollue pas les rivières, les usines s’arrêteront de tourner parce que l’eau deviendra inutilisable. Et cette dépollution est appelée à devenir la grande affaire de demain.
2) Dans la mesure ou le matériel humain, notamment la jeunesse, réagit au monde invivable que lui fait la croissance, il importe de contrôler ses réactions en lui fournissant les divers placebos intellectuels qui les détourneront dans l’imaginaire » [3]. On se demande parfois si les illusionnés de la politique parmi nos actuels objecteurs de croissance ne reproduisent pas à la lettre près les mêmes travers et mêmes ambiguïtés que Charbonneau analysait dans le « mouvement écologiste » au milieu des années soixante-dix. La comparaison est vraiment frappante.
Les « illusions politiques »
Partageant les critiques faites par son ami J. Ellul des « illusions politiques » qui meuvent les politiciens de tous bords et de trop nombreux « objecteurs de croissance » [4], Charbonneau écrivait plus encore à l’encontre de ses amis écologistes, que « si jamais, tentant de vivre ce rêve jusqu’au bout, nous faisions de l’Eden une réalité quotidienne, alors, il est probable qu’en nous réveillant enfermés dans cet univers total, nous découvrions l’enfer » [5]. En effet remarquait-il, l’intégration prochaine du projet d’auto-limitation de l’écologie politique radicale au Léviathan techno-économique, risque bien d’être la dernière pièce apportée au château fort mondial : le sauvetage de la nature par son organisation ne sera que la poursuite de la rationalisation toujours plus achevée des comportements sociaux. Le moralisme écologiste aura alors pour seul visage celui de la société totalitaire : une « organisation sociale totale ». Car lorsque la raison humaine s’applique avec les écologistes comme avec les politiciens de la décroissance, à sauver l’étant naturel qu’elle estime avoir malmené dans sa conquête technicienne, elle en reste à une attitude naturelle face à la vie. Bien que louable, cette attitude pourrait bien n’être en fait que l’ultime péripétie de la même entreprise d’arraisonnement de la nature qui a dirigé l’ère industrielle. Ainsi, « ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie » [6]. Voilà résumé ce qu’est au fond l’écologisme économiciste et développementiste, comme celui qui va servir demain au renforcement de la Méga-machine et qui nous affirme dès aujourd’hui que « seule l’innovation peut vaincre les réticences de ceux, majoritaires dans le monde, qui craignent que la lutte pour le climat impose des restrictions négatives pour la croissance, donc l’emploi. Il faut pouvoir les persuader qu’une croissance » écologique « , économe, est possible, qu’elle sera positive pour l’emploi et qu’elle ne plongera pas le monde dans un malthusianisme dépressif » [7].
Le projet éco-technocratique de faire de « la planète un objet de gestion »
W. Sachs montre lui aussi fort justement que les écologistes dans leur projet éco-technocratique de faire de « la planète un objet de gestion », ne marquent en rien une rupture avec les pratiques existantes puisqu’en fin de compte ils ne font que pousser à son terme la rationalisation du monde déjà amorcée. « Puisque leur sens écologique se contente d’une cure d’efficacité pour les moyens et ne remet pas en question la croissance constante des objectifs, ils ne peuvent s’empêcher de pousser plus loin la rationalisation du monde au nom de l’écologie » [8]. « Se dessine ainsi au nom de l’écologie poursuit-il, l’occidentalisation du monde poussée plus loin, un colonialisme culturel (non intentionnel) qui finalement, se retourne contre l’objectif premier qui est de trouver la paix avec la nature ».
Ainsi écrivait de façon des plus pertinentes l’objecteur de croissance gascon à propos de l’écologisme : « réaction contre l’organisation, le sentiment de la nature aboutit à l’organisation ». Chaque nouvelles propositions écologistes la plus politicienne qui soit, consiste dans le renforcement de la Méga-machine, c’est-à-dire le suréquiment de la forme-marchandise. Ainsi, « avec la crise du pétrole on peut penser que l’énergie solaire deviendra une réalité. Mais dans le cadre du Développement elle ne remplacera pas le nucléaire, elle si ajoutera » [9].
Et il en est de même avec la fameuse « agriculture biologique » [10], les « parcs naturels » ou encore les « énergies éoliennes » industrielles que soutiennent par exemple un des innombrables magazines de l’écologie marchande comme la revue Silence [11] : « La campagne n’est campagne et le paysan, paysan, écrit Charbonneau que s’il existe une agriculture qui ne soit pas le simple prête-nom de l’industrie agrochimique. Une agriculture tout court ; nul besoin de lui ajouter le qualificatif de « biologique », c’est une tautologie puisque, lorsqu’elle mérite son nom, elle est pour l’essentiel une technique du vivant. (…) Le mythe du bio ne produit pas seulement des aliments “ naturels ” , depuis qu’il est devenu à la mode, il alimente aussi en rêves la nostalgie de nature des sociétés industrielles. Toute frustration [provoquée par le système industriel agro-chimique] entraîne deux sortes de réactions : la volonté active d’y mettre fin ou l’évasion dans l’imaginaire, bien plus facile et à effet immédiat. C’est pourquoi au totalitarisme industriel répliquent une mythologie et une idéologie naturistes qui, elle aussi, nourrissent le public d’ersatz en lui vendant de la nature trop chimiquement pure pour être naturelle » [12].
Selon Charbonneau il n’y a donc pas de critère plus sûr de la civilisation industrielle que le « sentiment de la nature » si cher aux écologistes de caserne comme aux politiciens de la décroissance.
« D’instinct poursuit-il, la société industrielle se défend de cette puissance qui la menace, elle prend les devants pour la contrôler, et dans cette entreprise d’intégration trouve la complicité de individus. Les passionnés de la nature sont en général à l’avant-garde de sa destruction ». Ainsi la société de croissance ne paie pas ses serviteurs pour rien. La politique, quand elle est réduite à de la technique de gestion comme le faisait remarquer Ellul, ou encore quand elle n’a fait que s’économiciser un peu plus, n’est qu’une formidable illusion quand elle n’est pas une véritable machine de guerre contre ce qu’il reste de la vie sur Terre. La politique n’est donc pas la solution pour la décroissance et les écologistes. Bien au contraire. Car les risques d’un totalitarisme écologiste sont certains, la politique fait donc partie intégrante du problème écologique et humain que posent les sociétés de croissance. Lorsque les scientifiques, les ingénieurs et les politiques font bloc, ça ne présage en général rien de bon… pour les humains. Voir les précédents historiques : nazisme, communisme, Inquisition (les docteurs sont des théologiens). Cela Charbonneau l’aura vu avant tout les politiciens de l’écologie. Marqué par son expérience de l’économie de guerre lors du Premier conflit mondial, il rejoint la question fondamentale que pose la philosophe Hanna Arendt au lendemain de la Seconde guerre mondiale : après l’ère de la « politisation totale », « la politique a-t-elle finalement encore un sens ? » [13]. Dans « l’expérience des formes des régimes totalitaires dans lesquelles c’est l’existence tout entière des hommes qui a été complètement politisée, ne laissant en conséquence subsister absolument aucune liberté », « le doute concernant la compatibilité de la politique et de la liberté, la question de savoir si la liberté en général ne commence pas précisément là où cesse la politique, en sorte qu’il n’y a précisément plus de liberté là où le politique ne trouve nulle part sa fin et ses limites » s’imposent désormais [14].
Et cette impérieuse nécessité de ne pas éliminer la liberté en politisant l’écologie, aura été tout le combat de Charbonneau. A contre-pied de l’ensemble des politiciens de l’écologie (y compris et surtout René Dumont), l’alliance de l’écologie et de la liberté aura été le leitmotiv de toute sa vie. Il commença alors la critique préalable du totalitarisme, et en creux de l’écologie politique étatique, dans son magnifique ouvrage intitulé L’Etat. Il rejoint encore une fois la pertinence de l’analyse d’Arendt qui écrivait que la question qu’elle posait – la politique a-t-elle encore un sens ? -, « rend toute politique suspecte, elle fait apparaître comme douteuse la comptabilité de la politique et du maintien de la vie dans les conditions modernes, et elle espère secrètement que les hommes se rendront à la raison et se débarrasseront d’une manière ou d’une autre de la politique avant qu’elle ne les fasse tous périr. Mais l’on pourrait objecter que l’espoir que tous les Etats dépérissent, à moins que ce ne soit la politique qui disparaisse d’une manière ou d’une autre, est utopique, et il est probable que la plupart des gens seraient d’accord avec cette objection. Cela ne modifie pourtant en rien poursuit Arendt, cet espoir et cette question » [15]. Plaçant son projet en dehors de toutes propositions politiques et étatiques qui ne font toujours que renforcer l’organisation de la nature et rationaliser totalitairement l’organisation écologiste et sociale de la société, Charbonneau aura été ainsi le premier et l’unique penseur écologiste anti-totalitaire.
Post-politique de décroissance : sortir de l’écologisme politique comme de l’économie [16].
Ainsi donc comme le remarquait déjà l’Encyclopédie des nuisances dans un texte qui a déjà aujourd’hui, dix-sept ans, et intitulé « A ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer », « la censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour principal agent l’écologisme : l’illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les résultats du travail aliéné sans s’en prendre au travail lui-même et à toute la société fondée sur l’exploitation du travail. Quand tous les hommes d’Etat deviennent écologistes, les écologistes se déclarent sans hésitation étatistes. Ils n’ont pas vraiment changé, depuis leurs velléités » alternatives » des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre partout des postes, des fonctions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai qu’ils n’ont jamais réellement rompu avec la déraison dominante. Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes : des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les nouveaux courtiers d’un assujettissement a l’économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un » environnement de qualité « . On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts » verts « , une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant a la radioactivité, il y en aura pour tout le monde. Dire de la pratique des écologistes qu’elle est réformiste serait encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit directement et délibérément dans la logique de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants, l’écologisme n’aura été que l’armée de réserve d’une époque de bureaucratisation, ou la rationalité est toujours définie loin des individus concernés et de toute connaissance réaliste, avec les catastrophes renouvelées que cela implique » [17].
Dans les pas de Charbonneau, la décroissance ne peut alors qu’être à l’opposé de l’actuelle régression de l’écologisme politique.
Il s’agit ainsi de sortir des faux choix immanents au système de la société de croissance et d’abord remettre en question la domination et l’aliénation politique. Faire en sorte que l’on ne puisse « programmer l’espérance » et le sauvetage de la Planète, comme l’on organiserait un défilé des Jeunesses Ecologistes marchant au pas. Seule une position résolument hors système, à la fois contre le mythe occidental de la croissance comme métaphore biologique du « développement », et contre la politique comme sphère autonome surplombant et logicialisant la société, sera à même de faire dérailler la société de la croissance de la valeur. Sans remettre en cause l’ontologie politique de la modernité, la mouvance pour la décroissance risque en effet de ne proposer que le renforcement du processus moderne de rationalisation des rapports sociaux marchands (toujours plus cohérents et efficients car toujours plus spectaculaires) en tenant compte des capacités d’auto-limitation des individus.
La politique des valeurs, de l’auto-limitation et la nécessaire responsabilisation de chacun doit-elle être posée en terme de politique instrumentale séparée d’avec notre propre vie, demandaient Charbonneau et J. Ellul ? Quelles que soient les bonnes intentions de ceux qui croient encore incarner une pseudo « écologie politique antitotalitaire » avec des instruments comme l’Etat (social), la Loi et le Droit, la pente réactionnaire ouvrant sur « l’éco-fascisme » nous attend ici au coin de la rue si nous ne posons pas de nouvelles questions, et si nous préférons par facilité et par paresse, nous replier sur le catalogue du vieux monde des idées toutes faites. Car comme le faisait encore remarquer Charbonneau, à l’Etat libéral, « l’Etat totalitaire n’est qu’une conclusion » [18]. Et il en serait de même – et surtout – pour un Etat prônant la décroissance « équitable » et « humaniste ». Cela, Catherine Tarral en a déjà fait longuement la remarque à certains des politiciens de la décroissance, en leurs disant que « l’essentiel de leurs propositions était des propositions réglementaires qui supposaient un Etat et même un Etat fort.
A aucun moment ces auteurs [Helena Norbert-Hodge, François Schneider, Vincent Cheynet, Mario Buonatti, Paul Ariès, Bruno Clémentin, etc] ne semblent se poser la question de la nature de l’Etat, de l’appareil coercitif indispensable à l’application des mesures parfois rudes qu’ils préconisent, ils n’imaginent pas non plus apparemment que l’Etat pourrait ne pas être l’instrument adéquat d’une entreprise de libération de l’humanité » [19].
Charbonneau en juillet 1974 dans La Gueule Ouverte, faisait les mêmes remarques mais à propos de nos écologistes de l’époque (René Dumont) : « Bien des mouvements d’opposition et même des révolutions sont ambigus. Autant ils détruisent une société, autant ils regénèrent le gouvernement, l’économie, la morale, l’armée et la police. L’histoire de l’U.R.S.S. en est un bon exemple. Elle a réussi un renforcement de l’Etat et de la société russes que le régime tsariste était impuissant à réaliser. Le ‘‘ mouvement écologiste ’’ n’échappe pas à cette ambiguïté, surtout en France » [20].
La décroissance ne servira-t-elle finalement qu’à repeindre en vert les guérites de l’ « économie inventée » [21] ? Sera-t-elle le nouveau gadget idéologique du système dominant pour en gérer toujours mieux les contradictions, un énième cache-misère dont la fausse rapidité spectaculaire est marquée au fer de l’effroyable lenteur de ce qui inlassablement essaie péniblement de se faire passer pour un renouvellement [22] ? L’écologisme a toujours donné l’impression depuis les années 70 qu’il était en train de nous envoyer la marchandise ultime. Et là encore dans le renouvellement des mots que le Spectacle diffuse et renouvelle par stocks trimestriels, le « mot-obus » a trop souvent été présenté par nos actuels écologistes comme la revente à l’étalage de l’antiproductivisme économiciste de leurs aînés, argutie sur ce qui continue à flotter à la surface gélatineuse du Spectacle, c’est-à-dire qui ne met jamais en cause les « catégories de base de l’économie » (A. Jappe). Pour les écologistes en effet, cette vieille énormité crevée qu’est l’économie, « reste très importante » comme écrit l’écologiste traditionnel Vincent Cheynet. Il est donc temps de liquider l’écologie quand la myopie économiciste reprend du poil de la bête. L’artificialisation et la méga-machinisation de nos vies en une sphère d’interdépendances générale et de plus en plus planétaire, où nous sommes toujours plus irresponsables à mesure que nous devenons impuissants, voilà l’ennemi à abattre ! L’autonomie du monde de la production comme les écologistes ne connaîtront plus de répits. Car le politique dans son stade moderne d’économicisation achevée, n’est que l’autre visage de la marchandise à renverser. Le dégonflement des rôles entretenus par la Séparation de la vie avec sa représentation (et la victoire de cette dernière sur la première), précipite dès lors le temps spectaculaire au profit de l’espace d’un éternel présent vivant. Le rôle (économique, politiste, social, syndical… c’est-à-dire machinal et machinique) laisse sa place à une « forme-de-vie » décroissante.
La décroissance de l’empreinte écologique de nos sociétés par une « sortie de l’économie » (S. Latouche), c’est-à-dire la sortie des conditions de possibilité de l’échange marchand, ne peut ainsi qu’impliquer derechef la sortie de l’ontologie politique de la modernité qui n’est que le suréquipement de la marchandise. A moins de verser dans un éco-totalitarisme de décroissance qui n’aura même plus le bénéfice d’avoir le « visage humain » de l’écologisation de l’économie chère au cybernétique Georgescu-Roegen.
Avec Charbonneau et pour la décroissance, la politique est ainsi très loin d’être la solution, elle est au contraire la partie intégrante du problème que posent les sociétés de croissance [23].
L’après-développement ne peut ainsi qu’ouvrir selon les termes de Robert Kurz, que sur l’horizon « post-politique » de la décroissance comme sur celui de « l’après-développement ». Car la modernité politique fait partie intégrante de la « Grande mue », parce que l’autonomie du politique et l’autonomie de l’économique sont l’avers et le revers d’une même monnaie, la mise en branle de la mégamachinisation de nos vies. Si la question politique se pose pour la décroissance, elle se pose en de tout autres termes que ceux des politiciens de la décroissance et de l’écologie politique. C’est de notre capacité pratique et intellectuelle à penser le mouvement de sortie de la croissance économique en dehors des termes de l’autonomie du politique, qu’il découlera que la décroissance renforcera ou non l’actuelle poursuite du processus totalisant. Plus que la question de la politique, dé-penser et ré-inventer le politique est ainsi bien au cœur de la décroissance [24].
Clément Homs.
[1] On se reportera à l’ouvrage désormais de référence sur Charbonneau, Daniel Cérézuelle, Bernard Charbonneau. Ecologie et Liberté, Parangon, Coll. L’après-développement, 2006. [2] Présentation par l’Encyclopédie des Nuisances de l’ouvrage de Charbonneau, Le Jardin de Babylone, in Catalogue 2005 des éditions. [3] B. Charbonneau, « Le mouvement écologiste mise en question ou raison sociale », in La Gueule ouverte n°21, juillet, 1974, p. 24. [4] Jacques Ellul, L’illusion politique, La Table ronde, 2004. [5] B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 18. [6] B. Charbonneau, Le Feu vert. Auto-critique du mouvement écologiste, p. 131. [7] Dans l’éditorial du journal Le Monde du 5 février 2007, qui depuis 5-6 mois s’est lui aussi converti à prôner aux milieux des machinistes et « propriétaires de la société » (Max Weber) comme l’ont toujours fait nos écologistes politiciens comme « alternatifs », le nouveau paradigme écologiste de la gouvernance mondiale au sein de la Méga-machine techno-économique : l’écologisme économiciste, c’est-à-dire le nouvel âge de la forme-marchandise dans son suréquipement écologique. La planète devient un nouveau objet de gestion, car il s’agit maintenant de rentabiliser le changement climatique. [8] Wolfgang Sachs, Des ruines du développement, Ecosociété, 1996, p. 76. p73-74 pour la citation suivante. [9] B. Charbonneau, Le Feu vert, op. cit., p. 129 [10] Bernard Charbonneau condamne fortement l’agriculture biologique, il écrit ainsi qu’elle « s’efforce de commercialiser des produits aussi naturels que possible, comme Nature et Progrès, trop soucieuse d’orthodoxie, elle ne peut fournir qu’une faible part du marché alimentaire ; et elle n’évitera pas d’être plus ou moins victime d’une pollution généralisée. Par ailleurs, ayant un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’agronomie et de l’agrochimie officielles – quelle a le tort de qualifier de « classiques » alors qu’elles sont exactement le contraire – et se voulant crédible, elle leur emprunte, outre leur langage, leurs critères de productivité et de rentabilité. Demandant plus de travail pour des rendements ordinairement plus faibles, l’agriculture bio est obligée de vendre ses produits nettement plus cher que les autres. Elle s’enferme ainsi dans un ghetto qui écoule sa marchandise dans la bourgoisie. Cette production marginale ne concurrence donc en rien celle de l’agrochimie qui est prête à l’intégrer dans son système en lui accordant un label de « produit naturel » décerné par le service dit « des fraudes » parce qu’il sert les fraudeurs industriels du faux poulet ou du faux pain. Et un beau jour, déjà proche, les trusts-de-la-bouffe-lourde complèteront la gamme de leur production en réservant un banc à l’agriculture biologique dans leurs supermarchés. Celle-ci jouera ainsi dans l’alimentation le même rôle que le parc national dans le tourisme : la réserve alimentaire justifiera l’abandon de tout le reste à l’industrie. Comme c’est déjà le cas pour certains produits, comme le vin, elle contribuera à faire éclater le marché entre le secteur de la qualité d’appellation contrôlée pour les riches et de la quantité non-contrôlée pour les pauvres. Ce qui signifie la distinction radicale de la société en classes, la fin de la fête populaire quotidienne, réduite en pilule de survie. » in Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie, régionalisme et sociétés locales, Sang de la Terre, 1991, chapitre 10 « Les pieds sur Terre », p.179. [11] On verra par exemple l’article de Bertrand Louart, « Silence, on tourne ! Lettre Ouverte à la revue écologiste Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles récement construites en France », in revue Notes et Morceaux choisis, Bulletin n°5, février 2002. Que l’on peut lire en pdf ici. [12] Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie, régionalisme et sociétés locales, Sang de la Terre, 1991, chapitre 10 « Les pieds sur Terre », p.178. [13] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995. [14] H. Arendt, ibid., p. 65 [15] H. Arendt, ibid, p. 66. [16] Pour un plus ample développement de la perspective post-politique, voir mon texte (à paraître), « Que la vie l’emporte sur sa représentation. Brèves remarques sur les illusions politiques et des moyens impolitiques de s’en débarrasser », revue Entropia, mars 2007. [17] Encyclopédie des nuisances, « A ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer », in Revue de L’EDN, janvier 1990. Article que l’on retrouve sous forme de brochure sur le site infokiosque.net et le site decroissance.info. [18] B. Charbonneau, L’Etat, Economica, Paris, 1987, p. 235. [19] Catherine Tarral, « La décroissance, l’économie, l’Etat », in revue Notes et morceaux choisis, Editions de La Lenteur, décembre 2006. Une version initiale est également parue dans le Bulletin de La Ligne d’Horizon et sur le site internet decroissance.info. [20] B. Charbonneau, « Le ‘‘ mouvement écologiste ’’ mise en question ou raison sociale », in La Gueule Ouverte, juillet 1974, n°21. [21] Voir S. Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005. [22] On peut voir par exemple l’article de Bertrand Louart, « La Décroissance, le journal de l’Ordre », paru dans la revue Notes et Morceaux choisis, n°7, op. cit. [23] On peut voir aussi le chapitre « La politique n’est pas la solution » in Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003. [24] Cf. par exemple S. Latouche dans son livre, Le pari de la décroissance, Fayard, 2006, qui aborde ainsi la question de la relocalisation du et de la politique.