Un regard critique sur le municipalisme de Murray Bookchin
Communalisme
et municipalisme
libertaires…
En pour, en contre, le municipalisme libertaire ne laisse pas indifférent…
Dangereuse déviation réformiste pour les uns, re-formulation pertinente et nécessaire de la praxis antiautoritaire pour les autres, la proposition formulée il y a maintenant plus de vingt ans par Murray Bookchin a provoqué et provoque encore des réactions extrêmement contrastées au sein du mouvement libertaire. Les prises de position radicale, assenées à grands coups d’arguments péremptoires, conçus moins pour convaincre ou débattre, que pour dénigrer ou exalter, pour glorifier ou flétrir, se sont succédé et agitent encore, de temps à autres, le landerneau anarchiste.
À regarder ainsi s’affronter tenants et adversaires du municipalisme, un candide pourrait croire qu’il s’agit d’un enjeu de toute première importance.
Face à tant de virulence, comment ne pas penser que nous avons là une rupture ou tout du moins une proposition de rupture fondamentale d’avec tout ce qui avait pu être pensé et mis en œuvre auparavant dans et par le mouvement libertaire ?
Comment ne pas supposer être en face d’une question centrale autour de laquelle se décide et se dessine l’avenir même de l’anarchisme ?
Pourtant si notre candide s’avisait à regarder l’histoire et la réalité du mouvement libertaire, sa surprise serait sans doute grande car, sous bien des aspects, l’idée municipaliste ne fait que prolonger des conceptions et des pratiques très anciennes, des idées et des conduites d’ailleurs toujours très fortement ancrées dans ce courant de pensée.
Les racines du municipalisme
Si l’on définit le municipalisme comme le fait de s’investir dans son quartier ou sa commune, on peut à juste titre se demander en quoi cela constitue une rupture d’avec ce qu’est ou a été le mouvement libertaire. Les anarchistes n’ont-ils jamais participé et même initié des mouvements contre les propriétaires ou les pouvoirs publics locaux ? N’ont-ils jamais impulsé des collectivités agricoles, des communes libres ou plus modestement et plus souvent encore des coopératives de distribution, des services publics autogérés et des comités de quartier ? Les Athénées en Espagne, les Bourses du Travail en France, les communautés agraires en Amérique du Sud, les grèves de loyer à Paris au début du XXème siècle ou pour citer des exemples plus actuels, les Centres Sociaux en Italie, les crèches parentales, les associations de parents d’élèves, l’éducation et la pédagogie, les squats ou encore les luttes pour la gratuité des transports en commun et contre la privatisation des services publics… les libertaires ne se sont-ils jamais investis ou ne s’investissent-ils plus sur ces terrains ? La réponse est évidente. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à ouvrir n’importe quel journal de la presse libertaire.
Si l’on spécifie maintenant le municipalisme non plus comme une stratégie d’action mais comme un projet de société ou tout du moins comme un aspect important de ce projet, la perplexité pourrait à nouveau gagner notre candide. En effet, que propose Murray Bookchin sinon que la société libertaire soit gérée par les communes et par leur fédération sans délégation de pouvoir ? Il écrit précisément à ce propos que les lignes politiques et les décisions concernant l’agriculture et la production industrielle seraient du ressort d’assemblées (…) auxquelles on assisterait en tant que citoyen, pas seulement en tant qu’ouvrier, paysan ou spécialiste (1).
Cette conception peut sans doute heurter certains syndicalistes révolutionnaires français (2) pour qui la société future devrait être uniquement gouvernée par les syndicats et à travers eux par les producteurs en tant que producteurs. Mais pour une large part du mouvement libertaire, si ce n’est l’essentiel, en quoi la suggestion bookchinienne est-elle une hérésie ? Ne nous renvoie-t-elle pas au moins partiellement (3) au double fédéralisme préconisé depuis les origines du mouvement libertaire ? Ce double fédéralisme à la fois territorial (fédération de communes) et sectoriel (fédération de producteurs) n’est-il pas la pierre angulaire du communisme libertaire ? Et le communisme libertaire enfin, n’est-il pas le but partagé tant par les communistes libertaires proprement dit, que par les anarcho-syndicalistes (4) et même nombre d’individualistes ?
De fait, à l’aune des pratiques et des conceptions passées et actuelles du mouvement libertaire, notre candide serait sans doute amené à penser que nous avons là beaucoup de bruit et de fureur pour pas grand chose. Présenté ainsi, le municipalisme ne semble en effet aucunement être en rupture fondamentale d’avec le corpus idéologique libertaire préexistant. Il ne semble pas non plus induire des pratiques radicalement nouvelles dans ce mouvement.
Si d’aventure notre candide avait l’esprit curieux, et il l’a sans doute un peu, il douterait cependant que l’on puisse s’affronter avec tant de vigueur sans raison véritable.
Certes, cela peut être partiellement le fait de personnes qui ne vivent que pour et par la polémique. Certes, ces controverses peuvent également refléter et résulter de modes de pensée et de comportements quelque peu exclusifs ; certaines personnes, souvent les mêmes que les précédentes d’ailleurs, ayant parfois quelques difficultés à concevoir que l’on puisse penser différemment qu’elles. S’investir dans un comité de quartier ou dans un syndicat ne peut être, dans leur perspective un tantinet étroite, qu’une impasse, voire une trahison qu’il convient de combattre avec la dernière des énergies.
Mais à moins de croire de toute force que les libertaires sont des forcenés des querelles byzantines et/ou des sectaires congénitaux, notre candide ne pourrait certainement pas en rester là. Il chercherait, avant d’émettre un avis aussi péremptoire, à approfondir sa compréhension des choses… et découvrirait que le débat porte sur bien autre chose que de savoir s’il faut ou non s’investir dans son quartier ou bien sur le rôle des communes dans une société libertaire. En réalité, ce sont bien davantage certaines analyses (la fin de la société industrielle) que Murray Bookchin développe pour étayer la validité de sa thèse, ainsi que certaines méthodes d’action (la participation aux élections locales) qu’il préconise dans le cadre d’une stratégie municipaliste, qui posent question et qui sont soumises au débat.
L’électoralisme bookchinien
Dans le cadre du municipalisme, Murray Bookchin conçoit en effet que les libertaires puissent participer aux élections locales, être élus et tenir des postes de responsabilité politique tels que maire ou conseiller municipal.
Dans son acception des choses, cette participation n’est toutefois pas un préambule à l’action municipaliste, mais au contraire une conséquence possible, envisageable (et non pas inévitable) de cette action.
Ainsi n’écrit-il aucunement que les libertaires doivent se présenter aux élections, pour impulser, une fois élus, une gestion directe dans leur commune. Murray Bookchin ne sous-entend pas que la société puisse se réformer par décret ou que l’autogestion puisse être imposée par le haut en l’absence d’aspiration et de mouvement autogestionnaire fortement ancrés dans la société. Il écrit à l’inverse que les libertaires doivent encourager, favoriser et participer au développement d’un mouvement territorial autogestionnaire dans leurs villes, dans leurs quartiers et dans leurs villages. Il poursuit en considérant que cet essor passera nécessairement par la structuration de ce mouvement en comités de quartier et en fédération de comités locaux. Il termine enfin en soulignant que la question des rapports entre comités de quartier et municipalité légale se posera alors de façon croissante à mesure que les tensions se feront plus aiguës pour savoir qui de l’un ou de l’autre décide, oriente et gère la commune.
C’est dans cette perspective, que Murray Bookchin envisage la conquête du pouvoir municipal par les comités de quartier (et non les libertaires en tant que tels). Selon lui, cela pourrait permettre de débloquer la situation, voire de faire définitivement triompher l’autogestion, car les comités de quartier auraient ainsi tout loisir, une fois élus, de transférer légalement et totalement les pouvoirs de décision et d’action de la municipalité vers les associations territoriales.
L’électoralisme bookchinien se pose donc en ces termes. Il peut être débattu et le sera évidemment dans les lignes qui suivent. Mais cette précision nous permet d’ores et déjà de voir combien certaines personnes qui se réclament très bruyamment de Bookchin, peuvent en réalité en être éloignées.
Lorsque des personnes, officiellement bookchiniennes, envisagent de se présenter aux prochaines élections municipales (comme c’est le cas de Mimmo des éditions ACL à Lyon) en l’absence de mouvement autogestionnaire de quelque importance, sans être aucunement mandatées par les embryons de mouvement de ce type présents dans le quartier où elles se présentent, voire à l’encontre de ce que peuvent penser ou envisager ces structures (5), et enfin sans avoir cherché et réussi au préalable, non pas à brasser du vent dans les salons où on cause, mais à initier et à participer aux tentatives concrètes de création de comités dans ce même quartier, on peut se demander où est le rapport d’avec ce que préconise Murray Bookchin.
La référence à ce dernier n’est-elle ici autre chose qu’un vernis destiné à masquer la vacuité des ambitions personnelles, le puits sans fond de leur soif non pas de pouvoir, on en n’est même pas là, mais plus petitement de reconnaissance publique et médiatique ?
Certes, la question posée en ces termes peut s’apparenter à une attaque brutale… mais si la charge est rude, tout en étant pourtant euphémisée au possible, n’est-ce pas parce qu’elle touche juste quelque part ?
Une tactique utopique
Si se présenter à des élections dans de telles conditions peut laisser au minimum perplexe, si cette stratégie n’est effectivement pas celle préconisée par Bookchin, ce que ce dernier propose très précisément peut néanmoins être soumis à la critique.
On pourrait évidemment argumenter en faisant référence aux textes que nous ont légués nos augustes pères fondateurs. À grand coup de Kropotkine, de Malatesta, ou de Sébastien Faure, montrer que cette stratégie est exclue des tables de la loi et qu’elle n’a donc même pas à être discutée. Laissons toutefois à d’autres, très doués en la matière, ces questions d’orthodoxie quasi-théologique.
On pourrait aussi, ce qui n’est pas la même chose, discuter la proposition de Bookchin d’un point de vue idéologique et stratégique. On soulignerait alors qu’elle ouvre ipso facto un hiatus entre le dire et le fait, entre la position théorique pour l’action directe et l’attitude concrète qui participe et reproduit la délégation de pouvoir. Cela pourrait être effectivement dangereux car difficilement résorbable par la suite, comme semblent en attester les leçons que nous livre l’histoire. Mais faisons grâce à Murray Bookchin en concédant que la participation aux élections ne servirait ici qu’à dissoudre immédiatement et radicalement le pouvoir conquis.
C’est d’un point de vue beaucoup plus pragmatique, beaucoup plus terre à terre que je souhaiterais discuter ici de la proposition de Murray Bookchin, une discussion qui pourra d’ailleurs être parfaitement entendue par des personnes qui ne partagent pas les idéaux libertaires.
À l’heure où les partis politiques électoralistes de gauche comme de droite, où les élus locaux et nationaux et ce quelle que soit leur sensibilité politique s’accordent au moins sur un point, celui de dire que les élus locaux n’ont pas les moyens ni juridiques, ni politiques, ni financiers de résoudre les problèmes qui se posent à eux, on peut s’interroger en quoi et pourquoi les choses seraient différentes si ces élus étaient issus des comités de quartier ou si ces pouvoirs étaient détenus par les comités de quartier.
En déclarant sans doute nécessaire la participation aux élections pour conquérir le pouvoir municipal, quitte à le détruire ensuite, Murray Bookchin désigne en effet ces pouvoirs comme un enjeu central pour résoudre non pas tous les problèmes, mais certains d’entre eux qu’il considère comme particulièrement cruciaux aujourd’hui. À son sens, la maîtrise de ces pouvoirs représenterait aussi une avancée importante, sinon décisive, vers un système autogestionnaire. Or, appréhender les choses en ces termes, ne revient-il pas à exagérer considérablement la nature, la portée et l’autonomie des pouvoirs actuellement détenus par les conseils municipaux et donc les effets que l’on est en droit d’escompter si les comités de quartier les maîtrisaient ?
Les conseils municipaux ne sont indépendants ni en France, ni ailleurs.
Leurs actions et leurs capacités d’action sont strictement limitées à ce que leur concèdent la loi et les décrets, en l’occurrence les pouvoirs législatif et exécutif d’État (et même continentaux dans nos pays, vu le pouvoir croissant de l’Union Européenne).
De même, la liberté des municipalités est-elle étroitement dépendante des réalités économiques et en l’occurrence de celles induites par le capitalisme.
Ainsi la capacité financière des municipalités (qui leur donne la possibilité de mettre en œuvre leur politique) dépend des subsides versés par l’État (dotations globales de fonctionnement [DGF] et subventions accordées dans le cadre des politiques contractuelles) et secondairement de la fiscalité locale pour partie versée par les entreprises (la taxe professionnelle), pour autre partie par les habitants (les taxes foncières). Inévitablement, si une municipalité s’avise de développer une politique autre que celle souhaitée par l’État, c’est l’argent des subventions contractualisées qui s’évapore, ne lui laissant qu’une DGF tout juste suffisante pour financer le minimum minimurum. Immanquablement, si une municipalité s’aventure à développer une politique anticapitaliste ou tente simplement d’en refréner certains aspects (la protection de l’environnement naturel par exemple) et c’est les entreprises qui se délocalisent, les recettes de la taxe professionnelle qui s’effondrent… obligeant la municipalité à imposer d’autant plus les habitants si elle veut équilibrer son budget.
De même, la capacité politique des municipalités dépend des pouvoirs qui lui ont été concédés par l’État (notamment dans le cadre des lois de décentralisation en ce qui concerne la France). Ces pouvoirs l’autorisent à intervenir en certains domaines seulement (urbanisme, école…) et non dans tous les domaines. Ainsi, elle ne peut pas intervenir sur le contenu des programmes scolaires (prérogatives de l’État), ni remettre en cause l’économie de marché, ni même modifier la définition du champ des services publics. Il lui est par exemple interdit de monter une boulangerie municipale qui vendrait du pain sans bénéfice…
Non seulement une municipalité a un champ d’intervention très balisé, mais elle est en outre rarement seule à décider dans les domaines où elle est pourtant légalement compétente. Elle a en effet la maîtrise théorique de son aménagement, mais dans la pratique, l’État peut aussi intervenir dans ce domaine et même imposer sa volonté contre celle de la municipalité (via les directives territoriales d’aménagement notamment). D’autres collectivités locales de rang supérieur (département et région) ou de même rang (communes limitrophes par exemple) limitent aussi l’autonomie de décision d’une municipalité car, nécessairement, certains domaines comme l’aménagement urbain encore ou les transports collectifs autre exemple, ne peuvent pas être traités dans le cadre étroit et largement obsolète d’une commune. Cette nécessaire collaboration qui prend la forme de structures intercommunales ou de contractualisation entre collectivités de rangs différents, montre à l’évidence de chacun qu’une municipalité ne peut pas décider seule de sa politique, qu’elle doit négocier avec d’autres instances.
Cette réalité bien concrète nous renvoie alors à la question des alliances et des compromis que doit nécessairement passer et concéder une commune (qu’elle soit ou non bookchinienne) avec l’État, la Région, le département, avec d’autres communes aussi… que ces instances soient détenues par la droite ou par la gauche. Que l’on nous dise alors d’avance et clairement quelle devrait être la politique d’alliance et de compromis des élus municipalistes ou des comités de quartier bookchiniens !
Contrairement à ce que suppose Murray Bookchin, la maîtrise des pouvoirs actuellement détenus par les conseils municipaux ne signifie donc aucunement (et ce qui que ce soit qui les détienne, élus ou comités de quartier) que l’on puisse faire ce que l’on veut, ni qu’il s’agisse d’un saut sinon décisif, du moins important vers une société autogestionnaire. En guise de rupture, ce que laisse envisager une telle stratégie, c’est bien davantage de se trouver englué dans les arcanes du système politique tel qu’il est aujourd’hui, avec ses petites alliances politiciennes et ses grands compromis.
L’électoralisme bookchinien a ainsi bien du mal à convainque et pour cause, quant à sa capacité à faire évoluer l’organisation du système politique actuel vers plus de démocratie directe. De plus, il semble aussi difficilement à même de résoudre ou simplement d’apporter une amélioration aux problèmes que Murray Bookchin considère pourtant comme centraux aujourd’hui : la protection de l’environnement, l’égalité entre les sexes et les rapports nord-sud pour le citer ; tous problèmes qui dépassent plus que largement le champ d’action des municipalités tant dans leurs causes, que dans leurs effets.
On peut dès lors se demander l’intérêt de maîtriser ces pouvoirs ou de perdre du temps et de l’énergie à chercher à les maîtriser quand la seule perspective que cela ouvre, c’est de nous autoriser à cogérer, avec l’État et d’autres collectivités publiques, certains aspects fort réduits de notre quotidien, sans rien toucher à l’essentiel et en nous engluant qui plus est dans l’enivrante volupté des compromissions politiciennes.
Le sens des évolutions sociales
Le municipalisme que développe Murray Bookchin ne se limite pas toutefois (et fort heureusement) à préconiser une participation, sous certaines conditions, à des élections. Il développe également une analyse, souvent pénétrante et fort intelligente, des évolutions sociales de ces trente dernières années.
C’est cette analyse qui fonde et légitime sa proposition d’intervention et d’organisation au niveau territorial et qui nous permet de mieux comprendre comment il entend la chose.
Pour Bookchin, les mutations socio-économiques enregistrées depuis le début des années 1970 signeraient la fin de la société industrielle et de la structure en classes qui lui étaient attachée.
Pour faire simple, les mutations technologiques induiraient une baisse des besoins en matière d’intervention directe dans le processus de production. Le travail intellectuel tendrait à se substituer au travail manuel et cette transformation des processus de production, leur technologisation, leur automatisation, ne serait pas sans conséquence sur la structuration de la société. Elle conduirait d’un côté au déclin de la classe ouvrière et de l’autre au gonflement des employés et des techniciens.
On assisterait également à une tendance à la disparition de la bourgeoisie traditionnelle (rentiers et patrons) et à la salarisation croissante des directions d’entreprise. Et ces deux phénomènes touchant l’un la classe ouvrière, l’autre la bourgeoisie généreraient en définitive une croissance globale du secteur tertiaire, une relative homogénéisation des conditions de travail (tous salariés, tous travailleurs intellectuels), une disparition des classes sociales préexistantes et leur fusion dans une vaste classe moyenne.
Outre une transformation fondamentale de la structure socio-économique, les mutations technologiques induiraient aussi une baisse du temps travaillé avec un retard croissant de l’âge d’entrée dans la vie active (allongement des études), une baisse sensible de l’âge de la retraite, un allongement de la durée des vacances annuelles et une réduction des rythmes hebdomadaires de travail. Cette baisse globale du temps travaillé conduirait inévitablement à l’effacement relatif du travail et du rapport au travail dans la vie de chacun, d’où notamment la crise du syndicalisme et l’essor de nouveau thèmes sociaux comme la consommation, l’environnement, etc.
Nous assisterions enfin à un troisième phénomène affectant cette fois-ci les modes de vie. La croissance de l’urbanisation conduirait en effet, à une relative homogénéisation des conditions d’existence avec la propriété de sa maison individuelle en périphérie d’agglomération comme standard.
Somme toute, assisterions-nous aux plans économique et sociologique à un véritable processus d’homogénéisation sociale (ce qui ne signifie pas la fin de toutes les inégalités) conduisant à la résorption de la structuration préexistante de la société en classes et à leur fusion dans une immense classe moyenne : tous travailleurs intellectuels, tous urbains propriétaires de sa petite maison, tous consommateurs profitant du système.
Il faut bien dire, avant toute chose, que Murray Bookchin n’est pas seul à penser ainsi. Il rejoint là tout un courant des sciences sociales pour qui les évolutions en cours marqueraient l’avènement d’une société postindustrielle, postmoderne ou encore informationnelle, dans tous les cas et quel que soit le terme, d’une société relativement homogène, dominée par les services et les cols blancs, par des zones d’urbanisation diffuse et des maisons individuelles à perte de vue. Dans cette compréhension des choses, les rapports de production ne seraient plus le déterminant central autour duquel la société s’organise et se structure. Des inégalités subsisteraient évidemment mais ne renverraient plus à des questions de classes sociales antagonistes, dont l’existence serait consubstantielle à l’ancienne société industrielle.
Non seulement des scientifiques de renom semblent donc valider la thèse de Murray Bookchin mais les chiffres, les sacro-saintes statistiques semblent également abonder dans son sens.
Ainsi, rien qu’en France, la part du secteur industriel dans l’emploi total est-elle passée de 40 % durant les trente glorieuses à moins d’un quart en 1990 et celle du secteur tertiaire est-elle désormais de près de 75 %. Parallèlement à ce gonflement des services et donc des employés, nous avons aussi assisté à un essor sans précédent de l’urbanisation, qui affecte aujourd’hui 96 % de la population française, un développement très important de la motorisation des ménages, de la propriété de son logement, etc. Tous phénomènes qui pourraient effectivement attester d’une certaine tendance à l’homogénéisation des modes de vie.
Quiconque connaît un minimum le mouvement libertaire peut, dès à présent, saisir en quoi et jusqu’où l’analyse bookchinienne est dérangeante.
Elle remet en cause en effet les fondements mêmes de ce mouvement ou du moins d’une large partie de ce mouvement : l’industrie et les ouvriers, les classes sociales et leur confrontation autour des rapports de production. Elle annonce à un courant issu de la Première Internationale que tout ce qui lui a donné naissance et sens est tout à coup dépassé.
Elle l’avertit, du même coup, de sa mort imminente par perte de sens et de pertinence d’avec les réalités sociales actuelles… ou tout du moins lui signifie qu’en tant que mouvement d’émancipation de classes, l’anarchisme ne peut plus être qu’un archaïsme dénué de tout fondement, si ce n’est perpétuer le souvenir nostalgique de ce qui fut et qui n’est plus.
La seule possibilité de survie pour le mouvement libertaire en tant que mouvement social un tant soit peu en phase avec le monde actuel serait alors d’abandonner ses vieilles chimères et de prendre acte des évolutions constatées.
C’est bien le propos de Murray Bookchin qui, lorsqu’il termine sa démonstration, conclut sur la nécessité vitale du municipalisme, mais un municipalisme adapté à cette nouvelle donne sociale et non pas fondé sur un quelconque rapport de classes comme cela avait pu exister par le passé. Son ambition n’est pas de rassembler une classe donnée contre une autre, et pour cause, mais d’unir des individus résidant à proximité les uns des autres, les réunir donc sur des rapports de voisinage pour les amener à prendre leur vie quotidienne et leur environnement immédiat en main, ainsi que pour les inviter à remettre en cause les inégalités qui structurent selon lui le monde actuel, comme les rapports entre les sexes, entre le nord et le sud de la planète ou encore avec la nature pour reprendre encore une fois les exemples qu’il cite lui-même.
Sens commun et sens critique
La simple observation de ce qui nous entoure notamment lorsqu’on habite en ville, au cœur de cette machine à homogénéiser la société si l’on en croît Bookchin, peut, il est vrai, nous faire douter du bien-fondé de ses analyses.
Les banlieues lyonnaises, pour aller au plus près, tout comme les quartiers pauvres de New York ou de Los Angeles tendraient plutôt à nous suggérer que les inégalités sont toujours aussi criantes dans les métropoles modernes… à moins de réussir l’exploit de confondre les quartiers populaires avec les banlieues résidentielles.
De même, les exemples que chacun peut trouver dans son entourage sembleraient également indiquer que les inégalités se perpétuent de génération en génération et par là même que, si la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, cela n’implique aucunement qu’elle ne soit plus et a fortiori que le prolétariat (ceux et celles qui n’ont que leur force de travail pour vivre) ait disparu. Certes le fils d’ouvrier ne deviendra pas obligatoirement, ni même principalement, ouvrier. Quelques-uns échapperont par le haut à leur condition héritée, comme d’habitude… mais la plupart deviendront chômeurs, intermittents ou travailleurs précaires, c’est selon, et dans le tertiaire certainement. Et à connaître un tant soit peu la réalité du travail dans les bureaux et les services, on peut se surprendre à douter que la tertiairisation soit obligatoirement un vecteur d’uniformisation de l’emploi. Les différences de statuts et de conditions de travail existent encore et se reproduisent toujours entre l’anonyme agent administratif ou la secrétaire lambda et le monde des cadres et des dirigeants, comme autrefois entre les ouvriers, les contremaîtres et les patrons.
Bref, notre sens commun (ce satané bon sens) semble nous indiquer que si des évolutions ont évidemment eu lieu ces dernières décennies, si elles ressemblent à certains égards à ce dont nous parle Bookchin, cela ne semble pas pour autant signifier que les inégalités sociales aient disparu ou qu’elles soient en voies de résorption ou encore qu’elles soient désormais totalement ou relativement étrangères aux questions économiques et à notre position dans le système de production. À l’aune de notre expérience personnelle et sensible du quotidien, on aurait plutôt l’impression qu’elles se perpétuent derrière les hauts murs des bureaux, comme autrefois à l’ombre des hauts-fourneaux. On aurait plutôt la sensation qu’elles continuent à structurer nos vies et nos villes, au sein desquelles du reste des groupes sociaux relativement différenciés se répartissent et composent aujourd’hui comme hier de véritables classes socio-spatiales.
Désindustrialisation
ou technologisation
Ces impressions que nous livrent notre sens commun sont-elles infondées ? Sans doute pas tant que ça, si l’on en juge par ce que nous donnent à voir les recherches menées en sciences sociales ces toutes dernières années.
Certes, il est juste de dire que les analyses de Murray Bookchin ne sont pas de pures spéculations intellectuelles dénuées de tout fondement. Mais il est juste aussi de rappeler que ses analyses et les recherches sur lesquelles il s’appuie ont maintenant plus de vingt ans d’âge… ce qui pour du whisky est sans doute appréciable, mais pour jauger de la situation et de l’évolution sociale actuelle est quelque peu insuffisant.
Dans les années 1970, période où Bookchin élaborait sa pensée et sa conception du municipalisme, le système fordiste-keynesiste-tayloriste qui avait structuré les décennies précédentes s’effondrait sans que l’on comprenne bien précisément ce qui ressortirait de ce grand chambardement. Mais depuis lors du temps a passé, les choses se sont quelque peu éclaircies, chacun a eu le loisir de constater que le monde qui émergeait était loin d’être paradisiaque… et de nouvelles recherches ont clairement mis en évidence qu’il ne s’agissait pas de simples impressions subjectives.
Concernant les statistiques tout d’abord qui semblent apparemment conforter l’analyse de Bookchin, nombre de chercheurs en sciences sociales ont désormais souligné qu’elles n’étaient en rien un gage de vérité, qu’elles n’étaient en rien de purs et parfaits reflets de la société ou même de son économie. Ce ne sont que des constructions sociales, résultant de choix par essence arbitraire (ce qui ne veut pas dire infondés), des choix fortement influencés par des raisons techniques… mais aussi politiques. De fait, doit-on éviter de prendre pour argent comptant les évidences mises en lumière par les grandes catégories des instituts de statistiques et en l’occurrence celles soulignées par leur grille de l’emploi en primaire (agriculture), secondaire (industrie) et tertiaire (services).
En premier lieu, ces statistiques ne concernent que les anciens pays industrialisés (Europe, Amérique du Nord, Japon). Pour le reste et notamment pour les nouveaux pays industrialisés, on est très loin d’assister à une désindustrialisation bien au contraire. Et globalement (du fait de la démographie mondiale), le nombre d’ouvriers stricto sensu (personnes employées à des tâches d’exécution manuelle dans une entreprise industrielle) est en réalité en augmentation constante sur la planète tant en terme absolu que relatif.
En second lieu et pour ce qui concerne les seuls pays industrialisés, l’évolution du poids relatif de chacune des grandes catégories d’emploi semble sans doute montrer un processus de désindustrialisation et inversément de tertiairisation. Mais est-ce véritablement le cas ? Ce sentiment ne découlerait-il pas tout simplement… des étiquettes données à ces catégories ?
De fait d’autres types de catégorisation de l’emploi (celle opérée par l’équipe Strates par exemple), d’autres types de statistiques nous parlent eux d’un processus de technologisation de l’emploi industriel et non pas de désindustrialisation. Ce changement d’étiquette n’est pas seulement formel. Il a une réelle valeur heuristique, car il nous invite à penser différemment les évolutions en cours. Car, évidemment, ce processus de technologisation de la production n’est pas nouveau en soi. Il a démarré avec l’invention de la bêche et du tournevis, de la faucille et du marteau (si on me permet ce clin d’œil) et se poursuit, aujourd’hui, avec l’essor d’outils de plus en plus perfectionnés, de plus en plus automatisés et informatisés. Ce premier constat pour trivial qu’il puisse paraître de prime abord, n’est en réalité pas sans conséquence sur la suite de l’analyse que l’on peut avoir des événements.
Nouvelle métamorphose du prolétariat
En effet cette mise en perspective nous invite inévitablement non pas à nier les mutations sociales en cours, mais à les relativiser en les replaçant dans une perspective historique plus ample.
Elle nous amène à nous rappeler que ce n’est pas la première fois qu’un important saut technologique a lieu, que cela a toujours provoqué de fortes évolutions sociales et que pour autant les questions socio-économiques n’ont pas disparu, que pour autant la structuration en classes de la société n’en a pas été fondamentalement affectée, même si le contenu et la position respective des différentes classes ont pu changer au cours du temps.
La première révolution industrielle n’a-t-elle pas engendré le déclin des ouvriers-artisans et l’essor des ouvriers d’industrie ? La seconde révolution industrielle n’a-t-elle pas substituée à l’ancien ouvrier de métier, l’ouvrier spécialisé, dont l’OS métallo, syndiqué, employé à vie ou presque dans une grande usine fordiste constitue l’archétype, que nous conservons tous en mémoire ? Somme toute, les mutations en cours ne s’inscrivent-elles pas dans cette histoire multi-séculaire ?
Quant certains, dont Bookchin, parlent de déclin, si ce n’est de disparition de la classe ouvrière, n’est-ce pas en fait une de ces formulations historiquement datées et géographiquement localisées qui tend en réalité à s’estomper pour donner naissance à une nouvelle forme de prolétariat dont on a encore quelque mal, il est vrai, à cerner l’organisation, la structuration et les contours ?
Entre l’hypothèse d’une fusion sociale en une immense et unique classe moyenne et celle d’une reformulation de la division en classes de la société, chacun peut évidemment choisir comme bon lui semble, mais il existe toutefois des faits qui tendent à montrer que la seconde hypothèse est sans doute largement plus fondée que la première.
Pour que l’hypothèse de l’homogénéisation sociale soit fondée, il faudrait d’une part que les inégalités sociales ne soient plus liées à la position sociale d’origine des individus ou à celle de leurs parents, mais à l’inverse qu’elles renvoient seulement à des questions de trajectoires individuelles plus ou moins bien réussies. Il faudrait, d’autre part, que ce qui différencie et à l’inverse unit les individus n’ait plus rien à voir avec des questions de positions collectives dans la hiérarchie sociale, mais à des choix individuels et à leur capacité tout aussi individuelle à assumer ces choix. Il faudrait enfin que les écarts socio-économiques tendent globalement sinon à disparaître, du moins à s’estomper.
En d’autres termes, trois types d’indicateurs peuvent nous permettre de mieux cerner laquelle de ces hypothèses est valide, laquelle ne l’est pas : la reproduction ou non des classes sociales, la différenciation entre classes sociales et l’homogénéité au sein des classes sociales, et enfin l’homogénéisation ou la polarisation de la société.
Sur la reproduction des inégalités sociales d’une génération à l’autre, reproduction qui fonde en partie la notion de classe sociale, nombre de recherches ont pu déjà nous éclairer précisément quant au devenir des enfants d’ouvriers. Ces derniers tendent effectivement à devenir à leur tour non pas tous ouvriers mais plutôt employés dans des services ou des commerces. Il y a donc bien modification sensible des conditions d’emploi et des systèmes d’emploi qui, de fait, se révèlent beaucoup plus précaires que par le passé. Mais si l’on regarde la position relative occupée par les parents ouvriers et par leurs enfants employés dans la hiérarchie sociale, on s’aperçoit alors qu’elle n’est pas sensiblement différente. Les uns comme les autres restent en position de dominés, sans aucune maîtrise des moyens de production et d’échange (autre que la grève évidemment), sans autre ressource pour vivre que de louer leur force de travail qu’elle soit manuelle ou intellectuelle. De ces premiers éléments, il apparaît alors clairement que la classe ouvrière d’antan est peut-être, dans nos pays, en voie de déclin numérique, mais que pour autant le prolétariat est très loin de disparaître. Ce prolétariat auquel participe les ouvriers stricto sensu se reproduit génération après génération, même si les transformations des processus de production (la technologisation) et des systèmes d’emploi (la précarité) en modifient la matérialité, les conditions de vie et l’organisation socio-spatiale.
Sur la différenciation entre groupes sociaux maintenant, il s’avère certes que l’on n’est plus au temps de la blouse pour les ouvriers et du jabot pour les notables. Pour autant, la distinction entre groupes sociaux et l’imitation au sein des groupes sociaux continuent à s’opérer, de façon certes plus subtile, mais tout aussi efficace qu’auparavant. Pour ne prendre qu’un exemple, les marques ostensiblement portées sur les vêtements des lascars de banlieues et ce quelle que soit leur origine culturelle ne peuvent et ne sont évidemment confondues par personne avec les habits des jeunes bourgeois dont la qualité de la coupe suffit à elle-seule à marquer la position sociale. Ces éléments de distinction s’expriment de fait tant sur les habits donc que sur l’alimentation quoi qu’on en croie, les habitudes culturelles (cinéma, théâtre, livres, musique), ou encore et de façon encore plus subtile à travers les codes gestuels, le langage, l’accent, l’humour aussi… Avec le revenu et l’emploi, elles marquent au plus profond de nos quotidiens ce à quoi on participe et ce à quoi on ne participe pas, ce que l’on est et ce que l’on est pas.
Sur la question enfin, de la tendance à l’homogénéisation même relative des conditions de vie et des modes vie, d’autres recherches ont pu montrer que ni la tertiairisation, ni l’urbanisation ne signifient que nous soyons dans une telle dynamique. Bien au contraire. Ce que l’on nomme la crise économique depuis le début des années 1970 (et qui n’en est pas une manifestement pour tout le monde) donne lieu à une aggravation des inégalités sociales tant entre pays riches et pays pauvres, qu’au sein des pays riches et au sein des pays pauvres. Comme le rappelle la ritournelle des statistiques sur les revenus et les conditions de vie, ces trente dernières années, les classes les plus privilégiées n’ont cessé de creuser l’écart qui les sépare des classes les plus défavorisées.
Somme toute, la question sociale, celle des rapports entre classes sociales restent au cœur de nos so-ciétés… et déterminent plus qu’amplement d’autres domaines comme l’environnement notamment. Comment envisager résoudre par exemple les problèmes environnementaux actuels sans remettre en cause la course au profit, qui conduit certains pétropollueurs à affréter des épaves ambulantes qui viennent régulièrement dégueuler leur mazout sur les plages bretonnes et encore dans ce cas, en parle-t-on et se mobilise-t-on.
Pour le communalisme
L’analyse du municipalisme préconisé par Bookchin nous conduit en définitive à en récuser deux éléments principaux : l’électoralisme et l’interclassisme.
Pour autant, tout ce qu’il dit et tout ce qui nous a permis de développer cette analyse devrait-il nous conduire à conclure que l’idée même d’une action territoriale est absurde ? Assurément non !
Contrairement à ce qu’écrit Murray Bookchin, la structuration en classes de la société reste extrêmement prégnante et les questions socio-économiques centrales, voire déterminantes par rapport à d’autres problèmes notamment en ce qui concerne l’écologie. Vouloir réaliser l’égalité politique et sociale, en écartant la question de l’égalité économique est évidemment un non-sens, tant ces différents termes sont étroitement liés. Toutefois, les choses ne se posent plus dans les mêmes termes qu’autrefois et on ne peut donc continuer à invoquer les mêmes recettes pour y faire face.
Le rapport au travail s’est modifié ces dernières décennies, ce qui ne veut pas dire que les questions économiques se soient estompées. La précarité de l’emploi a également sensiblement transformé nos conditions de travail, de vie et plus globalement remis en cause une certaine forme de stabilité des rapports sociaux. Et cette double évolution a eu des effets sur les possibilités de structuration du prolétariat ainsi que sur les sujets qui lui posent particulièrement question aujourd’hui.
Les syndicats verticaux (d’entreprise), structure traditionnelle d’organisation des salariés, ont du mal à s’adapter aux nouvelles réalités sociales et notamment à l’instabilité d’emploi. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’essentiel des syndiqués sont fonctionnaires ou salariés dans des entreprises nationalisées. Ce déclin du syndicalisme vertical n’a, disons-le clairement, rien de réjouissant en soi, car en vis-à-vis les perspectives de nouvelles formes de structuration du prolétariat sont, pour l’heure, bien difficiles à discerner. Il doit de plus être relativisé. Car, en l’état, rien ne dit que nous allions vers un effacement total de cette forme d’organisation à plus ou moins long terme. Car il faut aussi prendre garde à ne pas mésestimer le poids et l’intérêt de cette forme de structure qui, d’une part représente toujours un effectif non négligeable et qui plus est organisé, et d’autre part peut effectivement être d’une redoutable efficacité dans la confrontation avec le patronat.
Ces choses étant précisées, le syndicalisme vertical ou d’entreprise est néanmoins en crise, ce dont ont parfaitement conscience les directions des grandes centrales. Et l’on peut douter avec raison que, dans l’avenir, ces types de syndicat réussissent à redevenir les structures centrales qu’elles furent par le passé, même s’il est clair qu’elles conserveront un poids et un rôle importants. Pour partie, il semble évident que cette perte d’influence est intimement liée au fait qu’il est de plus en plus difficile de s’organiser sur son lieu de travail. Dès lors, le quartier pourrait effectivement devenir un nouveau lieu d’organisation un peu à l’instar des bourses du travail, il y a un siècle. Cette idée est d’autant plus fondée que les classes sociales ont tendance à se regrouper dans les mêmes quartiers et que de ce fait les comités de quartiers pourraient effectivement être des éléments d’organisation sociale relativement opérante.
Mais le syndicalisme est-il uniquement en crise du fait d’une mauvaise adéquation spatiale avec les nouvelles réalités ? On peut en douter au vue des nouveaux types de conflits sociaux qui se développent aujourd’hui et qui tendent à montrer qu’une partie de ce qui fait enjeu désormais dans la société n’est plus obligatoirement liée à l’entreprise proprement dit et résolvable dans une perspective catégorielle, comme le font quotidiennement l’ensemble des syndicats.
La précarité d’une partie croissante de la population a transformé nombre de services publics en dernier filet de sécurité en l’absence de quoi et de qui on ne peut plus vivre décemment. Et les transports collectifs, motifs de la plupart des émeutes de banlieue, et le prix de l’eau qui augmente sans cesse, et les cantines scolaires dont sont exclus tous les enfants dont les parents ne peuvent plus payer, et ces nuisances (autoroute, décharge, station d’épuration…) qui nous polluent l’existence et que l’on place systématiquement du côté des banlieues pauvres… Tous ces sujets sont devenus aujourd’hui centraux, même s’ils ne sont pas les seuls à cristalliser le mécontentement social, même si ce n’est pas autour d’eux que le mouvement social est le plus efficace.
Mais il n’empêche que ce nouveau type d’enjeux, celui des services publics, se pose désormais avec force, qu’il se pose au plan territorial et qu’il ne peut être résolu dans une approche catégorielle ou sectorielle. Ils ne peuvent être abordés que sous un angle global ce qui ne veut pas dire nécessairement radical, comme le montrent nombre de comités de quartier à dominante environnementale. Ces enjeux soulèvent toutefois les liens de causalité existant entre par exemple la dégradation de son environnement, le système capitaliste dans lequel seul le profit et donc la minimisation des coûts comptent, et enfin le système politique où pour une campagne électorale financée en dessous de table, on sacrifie sans vergogne la vie de certains habitants. Dans cette perspective et quelle que soit la radicalité de l’analyse réalisée, l’approche traditionnelle des confédérations syndicales semble relativement inopérante car, il est difficile sinon impossible dans ces domaines de vouloir traiter d’une question sans aborder les causes et les conséquences, comme cela peut être le cas lorsqu’on demande une augmentation de salaire. Quiconque s’est déjà battu, par exemple, autour des questions touchant à la restauration scolaire sait très bien qu’inévitablement il aura à répondre (et donc à réfléchir) sur quelle qualité à quel coût ? peut-on ou non accepter l’exclusion d’enfants dont les parents ne peuvent payer la cantine ? comment raisonne la municipalité ? pourquoi fait-elle ses choix, est-ce justifié ? comment, pour sa part, on aimerait que ça fonctionne ? et donc, comment on voit la question de l’accès, du prix, de la qualité de la nourriture ?
De fait, autant les luttes d’entreprises peuvent se faire au nom de l’intérêt immédiat des travailleurs et sans préjuger de ce qu’ils pensent et veulent sur le fond, autant les luttes territoriales qui ont notamment les services publics comme enjeux centraux sont à haute teneur politique et idéologique, teneur sans laquelle elles ne pourraient d’ailleurs ni mobiliser, ni exister.
C’est en définitive dans cette perspective que la proposition communaliste est posée. C’est dans ce cadre qu’elle doit être entendue.
- Un communalisme qui se distingue du municipalisme bookchinien, même s’il existe des similitudes, même si des analyses peuvent être partagées.
- Un communalisme qui se pose clairement dans le champ de la lutte de classes, qui n’entend aucunement réunir en son sein l’exploiteur et l’exploité, l’oppresseur et l’oppressé, mais seulement les seconds contre les premiers.
- Un communalisme qui tire son nom de la Commune de Paris, pour s’inscrire sans conteste dans une histoire, celle du mouvement ouvrier.
- Un communalisme qui entend développer tout à la fois la contestation de l’ordre établi et la construction d’un monde nouveau, les luttes urbaines et les alternatives concrètes, notamment en matière de services publics autogérés.
- Un communalisme qui se fonde sur l’action territoriale, non pour remplacer l’action syndicale mais pour conjointement avec elle tenter de donner un nouvel élan au mouvement social.
- Un communalisme, qui s’adresse justement non pas aux seuls convaincus, mais à l’ensemble du mouvement social, sans sectarisme, mais sans pour autant mettre ses idées dans sa poche.
Un communalisme enfin, qui a l’honnêteté de reconnaître que son action est éminemment politique car il ne peut en être autrement et qu’en la matière ses convictions sont anarchistes, ses perspectives révolutionnaires et son but le communisme libertaire.
Fédération Anarchiste
(2) Ces syndicalistes « révolutionnaires » se réfèrent ici généralement à l’œuvre de Pierre Besnard. Il convient cependant de souligner que ce dernier, même s’il se contredit souvent dans ses ouvrages et même parfois à l’intérieur de ses ouvrages, même s’il est parfois très flou sur ces questions, n’a jamais écrit que la société future doit être uniquement gérée par les syndicats. Il écrit au contraire qu’elle doit être cogérée par les syndicats et des assemblées territoriales. Par la suite, certaines personnes se réclamant de Besnard ont effectivement pu transformer ses propos en considérant que ces assemblées territoriales ne pouvaient être que les Unions Locales, Départementales et Régionales des syndicats, ce qui revient alors à faire effectivement gérer la société uniquement par les syndicats et par les producteurs en tant que producteurs. Cette perspective, qui est redisons-le celle de certains syndicalistes révolutionnaires et non de P. Besnard proprement dit, exclut effectivement de facto tous ceux et celles qui ne travaillent pas (jeunes, vieux, malades). Cela revient en outre à vouloir faire prendre les décisions de production non en fonction de la demande exprimée et dans le cadre de choix de société parfois fondamentaux (par exemple de l’électricité mais à quel prix social et environnemental, avec ou sans nucléaire ?)… mais en fonction de ce que veulent ou non ceux qui détiennent les moyens de production.
(3) Partiellement seulement, car il manque évidemment la question des fédérations de producteurs.
(4) Voir le communisme libertaire d’Isaac Puente et la motion de la CNT au congrès de Saragosse en 1936.
(5) Pour en rester au cas de la Croix-Rousse et de la candidature Mimmo, il est clair que les groupes d’extrême-gauche ou de gauche ont déjà leur candidat, tout comme les différents courants écologistes, quant aux structures libertaires (Fédération Anarchiste, CNT, squats, etc.), c’est peu dire qu’elles sont hostiles à cette candidature.